Les piles du parachutiste: Jocelyn Robert et l’art en noeuds libre

(2002)

Published in Jocelyn Robert Catalogue CD-ROM, La Bande Vidéo, Québec, 2002.

Jocelyn Robert est un je pluriel, un jeu, un jeu qui se faufile, se fauxfile, qui s’annonce en s’effacant. Il est passé à l’art comme on passe au maquis, ce n’est pas un passage quelconque, ni un passage qui aboutit. C’est plutôt un passage à travers, un qui résiste en permanence, un qui se passe de l’art même en y étant imbriqué. Le statut paradoxal de ce passage nous amène à faire un pas à côté, donc moins à travers plus de travers, un passage qui reste toujours de côte à côte avec son autre, il ne passe jamais, il est toujours de passage. Répondant à Eric La Casa dans Revue & Corrigée, Robert dit qu’il aborde toute discipline << de côté >>, en se rappelant qu’en grec para- signifie << à côté de>>, on pourrait donc parler de Robert comme parachutiste.1 Bien sûr je confond deux définitions de para-, je lis le dictionaire de travers, je m’imagine Robert atterissant sur sa cible, mais en même temps toujours à côté d’elle. Son GPS est détraqué.2 Henri Chopin serait content de ce sort, il dit << ma liberté est para-graphique, para-alphabétique, para-signe, para-écrit, para-geste >>.3 Nous voici, on y est, au para-site, lieu de lieux, lieu où Michel Serres nous décrit sa parasitologie comme système de relations.4 On s’insère toujours entre, ici c’est la même chose, on redouble le pas, on essaye de passer. Mais bien sûr, il ne s’agit pas de dépasser, mais de s’incruster (au moins temporairement) dans le jeu que Robert nous déploie, de prendre son parachute et de reprendre sa chute et de rentrer dans son nouage.

Jocelyn Robert est un écrivain du désastre, il se sert de la mathématique pour parler des astres, il compose en démesurant ses mesures, il se donne des paramètres qui se dépasseront aussitôt. Son art du désastre commence toujours par des questions, et en finit par en plus finir. Serres suggère << que la mathématique est un accord entre nous […] la mathématique est un “nous” >>, on ne devrait pas en conclure une situation utopique sans loi ni violence, on ne parle que d’un nous, pas du nous universel.5 On ne se sortira pas des noeuds si facilement. Nous sommes plusieurs et l’accord est une corde qu’on peut tirer des deux côtés. Les questions se posent en tension sur cette corde, elles tracent des choix qui se renouvelent perpetuellement. Instance d’une tactique d’empilement et de dépilement récurrant à plusieurs registres chez Robert.

Une pile. Diane Landry, Emile Morin, Louis Ouellet, Daniel Joliffe, Laetitia Sonami, Michael Snow et j’en passe, liste de noms qui adhèrent à celui de Jocelyn comme si son nom de famille n’était plus Robert mais tous les surnoms de ceux qu’il croise, un après l’autre, un par dessus l’autre peu importe, les croisements s’enlisent, il se cache en couches. On voit que sa chute perce plusieurs couches sédimentaires, il creuse la surabondance, il s’anonymise dans la fouille. << Nous avons écrit l’Anti-Oedipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. >>6 Comme pour Deleuze et Guatarri, les collaborations de Jocelyn sont souvent en forme de duos, mais le couple est rarement clos, ce n’est qu’un prétexte qui annonce le plus que pluriel, << […] Pourquoi avons-nous gardé nos noms ? Par habitude, uniquement pas habitude […] Et puis parce qu’il est agréable de parler comme tout le monde, et de dire le soleil se lève, quand tout le monde sait que c’est une manière de parler.>>7 Maintenant le duo Morin-Robert : <<on aime les choses simple tissées en réseaux complexes.>>8 Retour à l’autre : << Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus auncune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés.>>9 Le désastre du nous. Désastre des nous sans dénouement. <<On peut travailler ici aussi bien qu’ailleurs. On ne sait pas vraiment ce qu’on fait,>>10 manière de parler, manière de dire que se qui les (dans ce cas, Jocelyn et Emile Morin) concernent navigue autour d’élève, élever, éleveur (n’oublions pas que la chute a besoin de son élevage) bien plus que maître ou maîtrise.

Une deuxième pile. Quand Jocelyn écrit, il est rarement l’auteur, il opte plutôt pour le potentiel recombinatoire de la citation, la dérive des mots, le détournement de textes. C’est une écriture manipulatrice, constructiviste, architectonique, tracée dans la lignée oulipienne et lettriste. De l’écriture soft, comme software, comme le “Soft Machine” de Burroughs. En parlant de la technique cut-up de Burroughs, Christian Prigent dit qu’ << elle suppose la reconnaissance empirique de la réalité comme leurre, le refus de s’y laisser aliéner, la théorisation de cette reconnaissance et de ce refus, le décision éthique de fonder une esthétique sur cette base théorique.>>11 Voici l’enjeu, ce n’est pas une simple rupture des traditions puisque cette éthique est elle même une tradition (révolution permanente, l’avant-garde). Donc, suivant encore Prigent, << On peut polyglotter, carnavaliser, caviarder, mécrire, cut-uper, scanner, sampler, etc. […] >>12 et cela toujours pour que la brèche soit face à nous, aveuglante et assourdissante, et nous rappelle sans cesse de rester critique face au spectaculaire. Donc quand Jocelyn passe le manifeste du FLQ à (de) travers le spellcheck de la version anglaise de Microsoft Word, il revendique une plénitude troué, il rate et dérape le succès que serait la signification pure, il archéologise la dépouille de sa charge sclérosée, il joue avec cet enjeu qu’est le langage pour remettre en cause son tissage et ses noeuds.13

Valère Novarina en parlant de Louis de Funès dit qu’il << entrait en néant, en niant et en tourbillonnant. Il savait qu’il avait la tête ouverte par la parole. Que la parole n’est rien d’autre que la modulation sonore d’un centre vide, que la danse d’un tube d’air chanté. >>14 être possédé par la dépossession, et vice versa. être assiègé par sa propre horde, être instrumenter par son instrument. Le piano flou et fou, est fou, fou à cause de son flou, un mot est le syncope de l’autre, un est l’hôte, l’autre contamine, il parasite, il s’incruste. Dans une pile vide. Où en sommes dans cette seconde pile? éparpillé, envahi, inondé, enseveli. Nous sommes dans les mots et à l’extérieur, processus diarrhéique qui confirme la fin de la fin, pour en finir avec elle, plus de telos, rien que différence et répétition, Derrida : << la citation […] travaille, altère toujours, aussitôt, aussi sec, ce qu’elle paraît reproduire. >> Chez Jocelyn, auncun respect pour la forme, heureusement. Parfois, le contenu en souffre aussi. Il confond avec plaisir la résilience et la résiliation. Il est content de trahir en traduction. Les jeux sont faits et défaits.

Si, comme Jocelyn le déclare, << dans l’art audio, le son est secondaire >>17 est-ce que dans l’art, l’art est secondaire ? Peut être qu’une question préliminaire devrait se poser avant qu’on puisse considérer cette déduction, en occurence : quel est le matériel de l’art ? Dans le processus de création et l’objet qui en résulte, ceux qui souhaitent éviter le marché de l’art privilègient le processus et le concept qui l’anime. De cette façon, ce n’est pas le résultat qui compte, mais le trajet. Ceci dit, maints exemples prouvent que ce choix de s’en tenir à l’immatériel ne reste pas indemne face à la commodification. Une idée rentre dans l’économie du marché tout aussi facilement que les saussises de l’un et les baskets de l’autre. Voyons si la manière dont Anthony Braxton pose la question par rapport à la musique nous aide dans cette impasse qui n’est pas que jeu de définitions : << [la musique] est la trame sonore, la trame vibrationelle qui dépasse même le son, qui le maintient tout ensemble, qui unifie l’expérience matérialiste. >>18 Nous sommes encore et toujours dans le terrain des para-, paradoxale dans ce cas ci, puisque Braxton semble avancer une condition où le son se dépasse soi-même (même s’auto-détruit) pour créer un treillis qui est à la fois transcendant et matérialiste. Pour revenir maintenant au début de cette ligne de pensée, il me semble que dans l’espace de la virgule qui rejoint << dans l’art audio >> à << le son est secondaire >> on perd le fil qui nous mène à l’art, au moment de cette pause on se faufile dehors, on prépare déjà le déménagement ailleurs, on préfère la vue de l’extérieur, la vue sur ce champ, et de travers on attend l’avion qui ira y attérir et décoller d’un seul coup. Chute du para. Chute en boucle (échantillonage entremêlé à la répétition) qui effectue cette danse entre art contenant du matériel et art dépouillé de sa propre carcasse. Pour dire dans on doit être hors, ou savoir où ce dernier se trouve (ou au moins savoir qu’il peut se trouver), ici on est tellement dans la matière qu’elle nous laisse glisser ailleurs, elle nous expulse même parfois, elle nous oblige à mettre des patins et à oublier comment patiner, elle nous casse.

L’enjeu (jeu avec conséquence) que l’on peut souligner à travers cette problématique est la résistance qui se dégage de chaque acte qui se veut singulier (je singulier, oeuvre achevé, parole définitive, univers total). Il y a chez ces artistes qui respirent les sciences (Braxton, Robert entre autres) un frôlement constant (sources des vibrations) avec ce qui nous paraît souvent contre-intuitif. Nous revenons ainsi au leurre dont Prigent parlait, au centre vide chez Novarina, au Robert qui invente des animaux et s’en prend à nos balises perceptives. La contingence de ce qui cadre notre quotidien est mise en relief par ces investigations.

Une dernière pile: aléa, algorithme, alias, algèbre, alchimie, aleph, alpataphysique, alcinématique, alastronomique, alogique, alentour, al dente (nerfs creux). Famille invraisemblable et forcenée, au préfixe à racine imaginaire. N’empêche qu’on peut y découvrir les traces d’une filiation. Par example, prenons la filière arabique, où le al- désigne simplement le : il nomme, il pointe, il cerne. Sauf qu’ici on tente de nommer l’innomable; nous continuons à nous trouver dans une cible qui n’est centrée que sur son décentrage. Voici encore la certitude de son contraire, l’incertitude qui pointe vers l’ailleurs et l’autre, nous y sommes au plein milieu, mais on ne sait pas où on est, on longe le mur qui délimite la limite. La règle se contente des entres, mesure relativement facile, le reste on le laisse déborder autour. Robert s’instrumente pour le voyage; et quand il prend sa boussole et la déboussole pour engendrer le naufrage, l’instrument est le voyage. C’est pour ça que Robert aime l’abordage, il s’obstine à couler son propre navire.

Il nous présente des pièces saturées d’inachèvement, des pièces qui excèdent par leurs manques et qui par le même geste, en discutent. Il s’agit d’un projet d’indisciplinarité, comme dirait Doyon/Demers.19 Le le glisse au un, il perd sa direction, sa définition. Mais on reste dans le glissement plus que longtemps, plus que pluriel, plus que jamais. Roger Caillois glisse aussi : << ce que l’on exprime en disant, non pas l’espace mais un espace : expression inquiétante qui définit à la fois quelque chose de vide et de bien circonscrit. >>20 L’image et sa négation, silhouette constitutive en division et en indivision. L’espace de Caillois et celui de Robert tombent en paradoxe, comme tout bon parachutiste.

<< Why is your work art? >>, à cette question que lui posait Willoughby Sharp, Chris Burden répond << What else is it? >>.21 Robert, je crois, dirait plutôt << Because it’s everything else.>>

NOTES
1 Jocelyn Robert entretien avec Eric La Casa, Revue & Corrigée, no. 43, p.17.
2 Le Global Positioning System est une technologie et un outil fréquemment utiliser par Jocelyn dans ces travaux récents.
3 Henri Chopin, “L’inexprimable equivalence” in Approches, Ed. Jean-Franois Boury et Julien Blaine, 1966, p.71.
4 Michel Serres, Le Parasite, Hachette, coll. Pluriel, 1980. Page 24 : “C’est que l’essentiel n’est jamais l’image ni son plein de sens, la représentation ni son jeu de miroirs, l’essentiel reste le système de rapports.”
5 Serres, p. 226 : “La mathématique est l’accord entre nous. […] D’une certaine amnière, la mathématique est un nous.”
6 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Les éditions de Minuit, 1980, p.9.
7 Deleuze & Guattari, p.9.
8 Emile Morin et Jocelyn Robert dans Computer Voices / Speaking Machines, curator: Sara Diamond, Walter Phillips Gallery, 2001, p.14.
9 Deleuze & Guattari, p.9.
10 Morin et Robert, p.14.
11 Christian Prigent, “Morale du cut-up” dans Revue de littérature générale 95/1: La mécanique lyrique, eds. Pierre Alferi & Olivier Cadiot, P.O.L., 1995, p.110.
12 Prigent, p.111 n.10.
13 “Art against temperance”, Semiotext(e) #17, Vol.6. New York, 1994.
14 Valère Novarina, “Pour Louis de Funès” dans Le Thé‰tre des paroles, P.O.L., 1989, p.129.
15″ Le piano flou”, Ohm éditions/Obz, OBZ003-4, Obscure, Québec.
16 Jacques Derrida, Limited Inc., Editions Galilée, 1990, p.82.
17 Jocelyn Robert entretien avec Louise Provencher, Espace, No. 59 Printemps 2002, p.7.
18 Anthony Braxton in “Anthony Braxton: Between the Quadrants” by Steve Koenig, All About Jazz, June 2002, p.9.
19 Doyon/Demers est un logo qui représente le duo d’artistes Jean-Pierre Demers et Hélène Doyon. Depuis 1993, nous utilisons le néologisme indisciplinaire pour nous définir comme étant sans discipline fixe et indisciplinés. http://www.cam.org/%7Edoydem/textes.html
20 Roger Caillois, The Necessity of the Mind: An Analytic Study of the Mechanisms of Overdetermination in Automatic and Lyrical Thinking and of the Development of Affective Themes in the Individual Consciousness, trans. Michael Syrotinski, Venice, California: The Lapis Press, 1990, p.104-5.
21 citer dans “Gray Zone: Watching Shoot” de Frazer Ward, October, No.95 Winter 2001, p.11.