20 Sur 20 

(2000)

Essay on Jocelyn Robert’s CD 20 moments blanc lents. Published in Temporalité, Galerie La Chambre Blanche, Québec, 2000.

[1]
Un an s’empile sur l’autre, archéologie du temps, couches d’heures écrasées par des mois ensevelis dans des années. Vingt moments ne sont pas autant d’instants, ils sont longs, lents, retardataires. Ils se débrouillent pour ne jamais disparaître.

[2]
Ambulatoire de deux décennies sur support sédentaire de quarante minutes. Le disque 20 moments blanc lents en tant que tel, dans sa pochette blanche sur blanc, a été distribué en premier temps comme un flocon, en tombant dans les boîtes aux lettres de ceux qui habitent dans les lignes qui tracent le parcours entre les différents lieux de la Chambre Blanche. Un disque porte à porte, inattendu, énigme d’une chance très méthodique. Ceux qui l’ont reçu de cette manière reçoivent ces traces parce eux-mêmes occupent les traces du parcours; la Chambre Blanche a été là, là, là et là.

[3]
Un lieu multiplié par quatre, pas des chambres blanches, mais une qui s’adresse quatre fois. Une entité qui se géographie au pluriel mélange sa sédentarité avec un nomadisme, elle bouge comme les danseuses de Sarraute “Là, là, là, elles dansaient, tournaient et pivotaient […] Et pourquoi? Et pourquoi? Et pourquoi?” (21). Il y a aussi le “là” non triple mais double de Derrida: “il y a là cendres” (Derrida, 21). Le “là” derridéen ne se double pas sur la page mais à l’oreille où l’accent se perd, est-ce un lieu ou un article défini? Pour lui cette question marque “une certaine indécision entre l’écriture et la voix” (22). Le mouvement ici se joue entre l’oeil et l’oreille, une polysémie s’insère dans l’entre-deux. à travers 20 moments blanc lents, la Chambre Blanche devient auriculaire, elle s’entend en pleine polysémie, la chambre est une au pluriel; là, là, là et là.

[4]
20 sur 20, titre qui lui aussi est indécis parmi les multitudes significations de “sur” et de son homonyme “sûr.” Barthes se perd dans l’incertitude, “privées d’un principe de marquage, les photos sont des signes qui ne prennent pas bien, qui tournent, comme du lait. Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit” (18). Le moment sonore qui s’efface lui-même frôle l’inaudible, mais c’est l’arrière-goût —du lait sur— qui laisse des traces ineffaçables. Un tout remplit de presque riens.

[5]
La purée dure, notion de Bergson lue de manière dyslexique (ref. durée pure). Un liquide visqueux, mais avec potentiel d’écoulement, un échappatoire de la certitude de l’immobilité. Sécrétion somatique du temps, rides qui apparaissent pour annoncer notre disparition. Vieillesse et ses cratères, toujours plus belle que la jeunesse amnésiaque. Cratères, fissures, failles, faillites,… série d’interventions sur le paysage d’une vie. Une série de paires, impaires, contraires font aussi partie du jeu : cratères montagnards, “sore eros” –palindrome de Bruce Nauman (51), monter la côte pour la redescendre, érection molle, vide plein, obscure clarté, multitude seule. Pour Jocelyn Robert sa solitude a une silhouette, elle est en plénitude, il cache tout parce qu’il n’a rien à cacher. Sa limpidité n’équivaut pas à une simplicité. On ne sait rien des 20 moments, tout reste à deviner.

[6]
Bataille s’avant-propose dans La littérature et le mal: “Il est temps… Parfois même il semblerait que le temps manque. Du moins le temps presse” (9). J’ajouterais, pire, le temps s’empresse de nous presser. Il nous sèche, il nous déserte, il nous aride. On se rend compte de notre Sahara trop tard, plus de recul possible, les moments blanc lents se déroulent à une vitesse fixe, une purée dure. Dans ce contexte déshydraté, qu’en est-il de cette oeuvre sonore qui se manifeste sur support binaire de forme ronde et à reflets, pur et dur, et d’une temporalité qui nous excède (pas sûr selon certain)? Bien que l’objet a une permanence et que les sons qu’il contient soient fixes, Jocelyn Robert réussit à ralentir la course, il force des virages, il embosse la piste.

[7]
20 moments blanc lents commence avec un fadein et finit en fadeout, ce qui présume des moments qui précèdent le premier et des moments qui suivent le vingtième. Les vingt sont au milieu. La pièce est une continuité délimitée ; semblable dans ce sens au Clock for 300 Thousand Years de Tatsuo Miyajima, pièce qui compte jusqu’à 9,999,999,999,999 secondes. Donc des pièces qui dépassent le temps, enfin notre temps, puisqu’elles ne sont pas infinies, ce sont des infinis parmi notre finitude. Un infini qui en déborde, mais qui se définit seulement par rapport à l’échelle de nos vies. Le rapport à haute tension entre la paire qui contient (le contenant et le contenu) et l’incontenable nous rappelle les infinitudes de Pascal, sauf qu’ici l’art permet aux échelles de se confondre—des décennies se réduisent en quelques minutes, une horloge nous amène à des milliers d’années dans le futur, … des neutrinos s’écrasent sur Neptune.

[8]
Pause, 20 moments blanc lents, à la piste numéro 8 prend une pause. Le sonar change de paramètres pour entamer un second balayage. Cette césure nous permet aussi de souligner que ce texte ne peut servir de mode d’emploi, s’il explique ce n’est qu’à travers. Il ne remplace pas l’écoute, au contraire il la force presque. C’est une entente tacite entre deux formulations d’une recherche similaire, le texte et le disque ne s’engouffrent de vie que dans la mesure où leurs lecture et audition sont réciproques, c’est à dire qu’elles génèrent des inquisitions inépuisables.

[9]
Jocelyn Robert n’a rien à nous faire voir, ni à nous faire entendre, on est par contre introduit à une conceptualisation du temps dans l’espace. C’est à dire, le rétrécissement et l’étirement simultanés des données temporelles pour en faire surgir ce qui n’est pas donné : leurs infinitudes. Bachelard, dans une discussion où il cherche à se libérer du temps horizontal, nous présente trois manières qui rendraient possible ce débordement: “(1) s’habituer à ne pas référer son temps propre au temps des autres — briser les cadres sociaux de la durée; (2) s’habituer à ne pas référer son temps propre au temps des choses — briser les cadres phénoménaux de la durée; (3) s’habituer — dur exercice — à ne pas référer son temps propre au temps de la vie — ne plus savoir si le coeur bat, si la joie pousse — briser les cadres vitaux de la durée” (Bachelard, 227). Pour celui qui suit ces directives “le temps ne coule plus. Il jaillit” (227). Jaillir, bondir, surgir… dépassement, débordement.

[10]
Mais le temps s’évase et s’étrangle en un même geste, ou plus précisément il s’échappe tout en nous emprisonnant. Comment s’en sortir de cette certitude? Par la pulsion poétique par exemple: constatation du fait inéluctable entrelacé par le désir de se trouer une issue hors—en dehors et en désordre.

[11]
Traçons un autre parcours, celui de l’artiste. Individu qui songe a un art “qui participe d’un instantané spatial et temporel” dans AB Box (1993), qui pour Le Piano Flou (1992-1995) dit qu’il s’agissait “de faire des pièces qui ne font que [c]hercher la différence” (Larose, page?). C’est une oeuvre qui oscille et s’empile, elle génère des palimpsestes de toutes sortes.

[12]
“Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit,” phrase de Mallarmé en préface d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (406), phrase que l’oeuvre de Robert poursuit en permutations idiosyncratiques. Parfois le raccourci est le chemin le plus long. Parfois en évitant on en raconte plus.

[13]
Dans Untitled (1992), oeuvre typographique de Robert on trouve un alphabet qui s’empile puis un qui le suit et se dépile. En premier temps chaque lettre se superpose sur l’autre puis elle se soustrait: ‘a’, puis ‘a’ sur ‘b’, puis ‘a’ et ‘b’ sur ‘c’, puis ‘a’ et ‘b’ et ‘c’ sur ‘d’, …. ‘u’ avec ‘v’ et ‘w’ et ‘x’ et ‘y’ et ‘z’, ‘v’ avec ‘w’ et ‘x’ et ‘y’ et ‘z’, ‘w’ avec ‘x’ et ‘y’ et ‘z’, ‘x’ avec ‘y’ et ‘z’, ‘y’ avec ‘z’, et finalement ‘z’.

[14]
Palimpseste lettriste qui frustre l’orthographe, qui explicite la technique qu’on retrouve dans 20 moments blanc lents d’une manière plus complexe. Les vingt années se métamorphosent en vingt moments par couches, par accélérations, …

[15]
… par ralentissements. Retour à Mallarmé en mi-phrase “semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement” (406).

[16]
La fin d’un repas, selon Kant, doit être accompagnée de sujets de discussion humoristiques afin d’engendrer le rire qui facilite la digestion. Dans cette pièce Jocelyn Robert suit le précepte du philosophe de Königsberg. Un rire se révèle puis se démêle, il clôt le disque en s’effaçant lui-même.

[17]
Un rire qui cache autre chose, peut être qu’un rire cache toujours autre chose, ou engendre toujours plus que du contentement ou de la satiété. Le rire appartient non seulement à la joie, l’humour, la légèreté. Il a aussi un entre-les-deux. Il y a tout un vocabulaire du rire, il est polysémique. Il est là, là, là et là. Parmi ces “là” il y a un versant néfaste, mortel. Rabelais : “Ces parolles dictes, entra en si excessive guayeté d’esprit, et [Philomenes] s’esclata de rire tant enormement, continuement, que l’exercice de la Ratelle luy tollut toute respiration, et subitument mouru” (92).

[18]
Bataille aussi, grâce au rire, dépasse l’agonie, “Je riais comme jamais peut-être on n’avait ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, mis à nu, comme si j’étais mort” (L’expérience intérieure, 46).

[19]
On entend la voix de Robert à certains instant dans des brins de conversation, mais ce n’est pas son rire qui prend le premier plan. Dommage, car son rire est contagieux, ce qui est peut être précisément la genèse de ce rire amplifié et contorsionné. C’est le rire d’une chambre dans une chambre, le rire d’une Jocelyne blanche comme le vide.

[20]
Le rire caduque nous ramène à Barthes, “cet entêtement du Référent à être toujours là” (17). Il nous parlait aussi d’une “immobilité amoureuse ou funèbre” (17), dans notre cas le rire mobilise, mais il s’achemine vers un destination finale. Sauf que rien ne nous oblige de descendre au terminus. L’entêtement, lui aussi, se débrouille pour ne jamais disparaître.

BIBLIOGRAPHIE

Bachelard, Gaston. “Instants poétique et métaphysique.” Le droit de rêver. PUF, 1970, 224-232.
Barthes, Roland. La chambre claire: note sur la photographie. Gallimard/Cahiers du Cinéma, 1980.
Bataille, Georges. La littérature et le mal. Gallimard, 1957.
Bataille, Georges. L’expérience intérieure. Gallimard, 1954.
Derrida, Jacques. Cinders. Lincoln: University of Nebraska Press, 1991.
Larose, Karim. “Musique, non-musique et nouvelles technologies : Entrevue avec Jocelyn Robert, Président d’Avatar.” Revue ETC.
Mallarmé, Stéphane. Igitur Divagations Un coup de dés. Gallimard, 1976.
Miyajima, Tatsuo. Big Time. Modern Art Museum of Fort Worth, 1996.
Nauman, Bruce. Bruce Nauman. Curators: Kathy Halbreich and Neal Benezra. Minneapoli: Walker Art Center, 1994.
Rabelais. Le Quart Livre. Flammarion, 1971 [1552].
Robert Jocelyn. “Untitled.” The City Within. Ed. Jeanne Randolph. Banff Center for the Arts, 1992.
Sarraute, Nathalie. Tropismes. Les éditions de minuit, 1956 [1939].
Stuckenberg, J.H.W. The Life of Immanuel Kant. Lanham, MD: University Press of America, 1986 [1882].